Journal de fin de jeunesse

Des sapins qui tapissent les trottoirs

Première fois.
Oui première fois aujourd’hui.
Aujourd’hui. J’ai eu mon premier homme en cabine.

Il s’est fait faire une épilation des sourcils et un soin du visage d’une heure. L’épilation des sourcils a été un peu laborieuse. Mais bon, à la fin il avait moins de sourcils. C’était le but.
Le soin du visage s’est extrêmement bien passé.
L’homme n’était pas spécialement beau. A bien y regarder.
Mais : torse-nu, allongé devant moi. Soupirant d’aise. À ma merci. Beau, il l’est devenu.
Et; c’était troublant, de masser ses épaules, le haut de son torse, ses trapèze. C’était la première fois que je touchais un homme à ces endroits là d’une manière professionnelle. Que mes mains s’attardaient sur une poitrine d’homme, sur la nuque d’un homme et sur ses épaules de façon purement économique.
Troublant.
Il avait une peau magnifique, et un torse parfaitement esquissé. Et une belle alliance en argent aussi.

J’aime l’ambiguité que je ne peux m’avouer qu’à moi. Parce-qu’il s’agit de mon travail. Et que c’est interdit de toucher d’une façon autre que professionnelle. Et je ne touche que professionnellement. Mais il y a cette ambiguité, excitante. Parce-que les hommes sont encore pour moi un mystère dans cet univers là.
Je n’en ai pas l’habitude.
J’ai touché le corps dénudé de cet homme, le premier, de la même façon que les autres corps d’homme que j’ai connu. Mais touché, cette fois, dans un contexte professionnel. Mais où est le limite quand la gestuelle est sensiblement la mienne.

Mon imagination s’emballe. Et c’est ce que j’aime dans ce métier; la place qu’il laisse à l’ambiguité. Mais une ambiguité tue. Mais : sue par la masseuse et par son client…

Ce qui me rends triste, à Noël, ce sont les sapins qui tapissent les trottoirs.
Morts, déracinés. Et Vulgairement jetés sur les trottoirs. Comme des poubelles pleines. Qui attendent les éboueurs.
Tous ces sapins sur tous ces trottoirs. Déracinés pour faire jolie.
Je les imagine hurlant silencieusement une douleur intolérable. Quand on les coupe. Sauvagement. Ces arbres assassinés. Dont les cadavres sont exposés nonchalamment sur les trottoirs. Comme des cadavres humains.
Mais les gens ne le voient-ils pas ? Ce sont des cadavres. De tristes cadavres aux épines tombantes.
Qui ne sentent même plus. Qui ne diffusent même plus leur subtile parfum mélancolique.

Ce qui me rend triste à Noël c’est ça. Ces sapins là. Ce qui ne verront plus jamais la forêt. Et ils sont si nombreux. Des centaines de milliers j’ai l’impression.
J’ai le coeur qui cogne et fait mal. Quand je les vois. Quand je passe à côté.
Des sapins impunément déracinés. Des êtres nobles profanés. Mais : festivement profanés.

Et moi ce que je vois, ce sont des centaines de milliers de cadavres. C’est terrifiant. Dramatique.
Les arbres ne sont-ils pas sacrés ?