Journal de fin de jeunesse

Anthony Delon

Dure journée au travail.
Je tiens une de ces crève… j’ai râlé en arrivant quand j’ai vu sur le carnet de rendez-vous qu’une beauté des pieds m’attendait.
Heureusement, le dîner pour l’anniversaire d’Audrey, on l’a reporté à vendredi prochain. Je n’y serais pas allé, malgré : mes jolis talons hauts qui me font glisser et me donnent le frousse de tomber.
Trop crevée.

Aujourd’hui, en fin de journée; Anthony Delon est passé à la boutique. Il accompagnait une jolie blonde à consonances slaves.
Il est resté dehors pendant qu’elle achetait son Eau d’Hadrien. Car : avant de réaliser que c’était lui, je l’ai entendu se plaindre à la jolie blonde qu’il n’aimait pas les parfums.
Il est beau. Assez. Mais je l’ai trouvé maigre. Maladif un peu.
Maquerelle comme je suis, je me suis débrouillée pour rester dans les parages et l’observer.
Puis, je suis monté ranger le linge, là haut, dans les cabines du boudoir.
Et j’ai pensé, très vite mais pas si furtivement que ça, j’ai pensé : "J’ai hâte de dire à maman que j’ai vu Anthony Delon". Et, très vite, j’ai réalisé que maman, je ne lui dirais jamais. Jamais je n’aurais le petit plaisir que seules les filles qui ont des mamans aussi commères qu’elles connaissent. Ce petit plaisir dont on n’est pas trop conscient. Le plaisir de se ruer sur le téléphone pour annoncer le dernier potin à sa maman chérie.
"Maman?? ?  ? Devine qui j’ai vu? ?  ? Tu devineras jamais. Tu vas être jalouuuuuse. Petit indice; c’est le fils d’un acteur que tu adoooooores!"

Ce plaisir là, que j’avais souvent, il a disparu. Pour toujours. Pour le reste de ma vie.
Mais : j’ai quand même eu cette pulsion. Si naturelle. Profondément ancrée. Et toujours bien présente, apparemment.
La petite pulsion d’une fille qui veut étonner sa maman. Qui veut la faire enrager tendrement.
Un plaisir simple.
Et pendant un instant, j’ai cru être toujours à même de profiter moi aussi, de ce petit plaisir.
Avant que la réalité me rattrape.
"Ah mais non, c’est vrai, maman est morte. çA va faire 4 ans bientôt. Atterrit pauvre conne."
Comme le dit ma psy, je n’ai pas enterrée ma maman.

C’est seulement dans ce genre de moment là; les moments où, un instant, je crois que je vais parler à maman, que je prends conscience du vide énorme qu’elle a laissé.
Ces petites choses anodines dont je tirais un plaisir anondin m’apparaissent maintenant comme des Eldorados. Des terres de cocagnes. Des instants d’extase. Des minutes plus précieuses que tout les bonheurs, réunis, que la vie a pu m’apporter.
Ce que je donnerais, pour simplement dire à maman : "Maman, tu vas pas me croire! !  ! Devine qui j’ai vu?"......
Mais surtout, ce que je donnerais pour qu’elle l’entende....

Alors là haut, dans le boudoir, avec mon linge sur les bras, j’ai senti les larmes monter me rejoindre. Pas trop tristes. Mais belles, mélancoliques.
Une douleur qu’il est amèrement bon de ressentir.
Parce-que rien ne peut être plus douloureux que ça, que cette prise de conscience là ("tiens, c’est vrai, je n’aurais pas l’occasion de le dire à maman, elle est morte..."). Parce-que rien n’est plus douloureux, ça en devient doux. Berçant. Indispensable. Fondateur.

(Les filles qui appellent leur maman pour leur raconter qu’elles ont vu Anthony Delon ne soupçonnent pas comme elles sont privilégiées. Chanceuses. Riches. Ne soupçonnent pas la fortune, le luxe incomparable qu’elles tiennent entre leurs mains. Ne soupçonnent pas la félicité qui leur est accordé.)
Je devrais leur en vouloir. Eprouver de l’amertume, de la rage voire de la jalousie. Mais non. J’ai conscience du naturel que ça a pour elles. Rien n’est plus naturel et plus légitime de raconter sa journée à sa maman.
Pourquoi cela devrait-il être extraordinaire ?

Pour moi par contre, c’est devenu sacré.

C’est marrant. Le texte que j’ai écrit hier; Mon jardin idéal, j’y ai passé du temps.
Je me suis beaucoup donné. Je m’en suis senti très fière, pendant que j’y travaillais.
Pourtant, une fois terminé, il m’a insupporté. Le relire, ça m’angoisse. À fond. Il me met extrêmement mal à l’aise. (Comme quand j’essaie de soutenir mon regard dans un miroir alors que je m’y trouve moche, particulière, tordue.)
Je le trouve complètement nul...
Je ne sais pas si je ressens ça car il est à ce point intime et révélateur que ça m’en fait presque peur.
Alors, par un mécanisme dont je suis victime malgré moi, je le rejette.
Et au fond, je me rejette moi. Car ce texte, c’est moi.

çA me fait tout drôle de voire mon journal présenté sur la page d’accueil.