Journal de fin de jeunesse

l'Explosion

C’est arrivé. Comme ça devait arriver. Comme j’imaginais que ça arriverait.

L’explosion de larmes. Incontrôlables. Samedi soir, c’est arrivé. Presque devant la cliente. La cliente de trop. La cliente détestée. Celle qui m’a fait passer la frontière entre la contenance ignorée et la crise de nerfs (in)soupçonnée.
La journée a passé, dans la pression habituelle des samedis, des clientes qui se rajoutent au dernier moment sur un cahier de rendez-vous déjà surchargé. Pour un massage d’une heure. Et moi vraiment, ça m’embête. Parce-que le samedi, je suis fatiguée.
J’avais fermé les yeux sur mes mauvais ressentis face à Y. J’avais laissé couler. Accepté. Presque digéré. Puis; samedi, fin de journée, gestion par moi de deux soins du visage en même temps. Deux soins du visage arrivés après au moins 8 soins balèzes et 10 min de pause repas… Je les ai réalisé dans ma motivation et mon entrain habituel. Mais : avec mal de dos, mal de pieds, envie de souffler un peu (envie de me reposer doucement sur l’épaule de quelqu’un. Envie de savoir que finie la journée, quelqu’un m’attendra, me prendra dans ses bras et me demandera comment ça s’est passé, ce samedi). Mais; rien de tout ça. Après le samedi, après les deux soins du visage gérés en même temps, rien. Rien que la solitude accablante et le train gris, les draps refroidis et la masturbation triste et parfois honteuse.
Alors, c’est là que j’ai craqué. Quand après les soins, une autre cliente est arrivée. Pour un soin du visage et un modelage des pieds et jambes. (je n’avais plus envie, fatiguée, douloureuse de presque partout).

Mais : Nassima me dit "Anne, tu fais le soin, moi je suis crevée". Audrey lui montre les soins que j’ai réalisé aujourd’hui (plus que toutes les autres) et lui fait comprendre en riant qu’elle éxagère.
Moi, je rigole avec les dents qui grincent quand-même un peu, et pour ne pas qu’on les entendent je dis "ah non, moi aussi je suis fatiguée, Tassa peut le faire, elle n' a pas géré deux soins en même temps aujourd’hui....". Puis, Y. fait remarquer qu’une cliente attend. Personne ne bouge. Je sais qu’on attend que ce soit moi qui me précipite pour installer la cliente, mais je ne bouge pas non plus. Puis, Nassima, en présence de Y. me dit "Anne, c’est toi qui a préparé la cabine pour le massage tout à l’heure ? je n’ai pas aimé du tout, il restait des grains de gommage sur le drap!". Je sens la boule qui est plus que de l’angoisse qui monte dans ma gorges. Y. me regarde et défends Nassima, ma rabroue un peu. Puis fait remarquer que la cliente attends. Alors, je pivote et me dirige vers le placard où sont rangé les produits pour les préparer. Mais là, Y. en colère me crie plus ou moins dessus et me dit que j’éxagère, que là c’est n’importe-quoi, que je dois me bouger, aller!!!!!!. Personne ne sait encore que c’est trop, que le point de non-retour est presque arrivé. Que je sens la tempête se profiler, impuissante, avec la boule dans la bouche et les larmes dangereuses ! Pourtant : j’installe la cliente, 17h10, qui me dit qu’elle est là pour une heure. On ferme à 18h00. Il y a le ménage aussi. Je n’arrive pas à être aimable, ou chaleureuse, ou bienveillante comme je le suis toujours. Je sens la rage arriver, le ras-le-bol inexplicable, l’impossibilité de faire quoi que ce soit à la femme qui attend là. Paralysée. En colère. Angoissée, mal-comprise.... Et d’autres choses encore, inexprimables et désarmantes. Qui m’affaiblissent. M’anéantissent.
Elle me dit, aussi, qu’elle a ce fameux massage des pieds et des jambes. Or, le lit étant cassé, les pieds de la femme en question seront obligatoirement dirigés côtés mur où je ne pourrais pas les atteindre pour les masser. Donc, pourquoi l’avoir installée dans cette cabine ? L’absurdité de la décision (qui m’énerve et bien plus) me donne l’occasion de sortir pour aller voir Nassima. Je dis " Elle a un massage des pieds la cliente, je fais comment pour le faire Je la change de cabine et l’oblige à rebouger toutes ses affaires après son soin du visage ? C’est classe!" Nassima ne comprends pas et là, exactement à ce moment là, les larmes de colère et d’épuisement pointent leur nez, au bord de mes yeux. Et j’explique, j’essaie de m’exprimer, de plaider pour ma cause, mais j’ai beaucoup de mal " Mais, pourquoi c’est encore moi qui travaille là et pas Tassa ? Elle fait rien là, elle peut le faire ! Pourquoi c’est moi là ? C’est à son tout, proportionnellement c’est à son tour là!!!!". Mais personne ne veut rien entendre. D. que j’adore, me dit sèchement, froidement et avec une dureté qui me blesse, comme une trahison "C’est quoi ça ? Tu veux pas travailler ? Oh, mais c’est pas normal ? Qu’est-ce que tu nous fait là ??". Et ça me fait mal. Parce-que c’est injuste ce qu’elle me dit. C’est faux, mais je n’arrive plus à me faire entendre. Y. arrive par derrière et me dit sèchement, froidement et avec une dureté qui me fait mal "Aller, arrête et vas-y!".
Puis, elle voit que je pleure, que les larmes coulent, que je n’arrive plus à respirer, ni à parler. Et elle comprend. Que ce n’est pas un caprice. Que c’est plus grave que ça. J’ai honte mais je n’ai plus le choix de la contenance et du silence. Les larmes dévalent. Le souffle est irrégulier, étouffant.

Dans la cuisine, j’explose, je lui dit "VOUS POUVEZ M’ÉCOUTER?!!!!!!!!". Et je vide tout, tout ce que j’ai sur le coeur, ce que je ressens, comme je me sens mal, comme je ne comprends pas, comme j’ai l’impression qu’on s’acharne un peu.... Tout, je dis tout.. Elle est intelligente Y., elle m’écoute. Je crois qu’elle parvient à comprendre. Elle me dit que ça va aller, que je suis très fatiguée, que je suis formidable et que je travaille très bien. Que je les aide tellement. Mais que me faire des compliment ne m’aidera en rien. Qu’on est toujours perfectible. Je comprends ce qu’elle veut me dire. Mais ce n’est même plus de ça qu’il s’agit. Elle me donne mon mardi pour me reposer..... Puis que j’arrête de pleurer, que ça va aller.
Mais; j’ai continué à pleurer, à étouffer, à hoqueter pitoyablement. Je pleure, je pleure. Une demi-heure après je pleure encore, je souffre et sans savoir pourquoi ça ne s’arrête plus. Je pleure comme depuis longtemps je n’ai pas pleuré. Comme une petite fille. D entre et dit que je ne suis plus un bébé pour pleurer comme ça et que qu’est-ce qu’il me prends.... et ça me fait mal de plus belle. Je lui dit qu’elle se taise, car elle ne connaît rien de ma vie et n’a pas le droit à ce genre de refléxions. Puis comme je ne sais pas pourquoi je pleure, je parle de ma mère. Qu’elle est morte et que je suis toute seule moi. Toute seule.
Et je pleure toujours. Yasmina reviens dans la cuisine me voit pleurer et ne comprends pas pourquoi ce n’est pas passé, pourquoi je ne suis pas calmée. Pour elle c’était réglé. Je lui dit que je ne peux pas m’arrêter.Et elle devine, se penche sur moi elle me dit "Tu dois avoir des soucis".Elle demande si c’est mon chéri qui me fait des misères. Et je réponds avec la mort de ma mère. Comme si c’était ça la raison de ma crise de nerf inexpliquée (je me dis que c’est pratique comme excuse et je me dégoûte, je suis un monstre). Mais c’est tout ce que je trouve à lui dire. Elle est choquée et me prends dans ses bras, me sert contre elle, comme un maman.Elle m’embrasse. Et je pleure très fort, je lui barbouille la peau avec mon mascara. Je pleure comme une enfant, consciente du manque horrible du réconfort maternel. Mais sans savoir pourquoi.
J’aurais du le dire au départ, elle dit, ici on est une famille. Elle montre de la compassion pour moi et ma situation, et ça me fait du bien. Elle aussi elle connaît le deuil violent : elle a perdu son fils.
Et je suis comprise, et ça me libère.

Mais, maintenant j’ai honte. Je me sens humiliée. On m’a vu dans le plus révoltant état de faiblesse que j’ai connu. Humiliée.
Et j’ai honte aussi, de m’être servie de ma maman pour justifier cette crise de larme, ce chagrin inexplicable.
Même là je pleure quand j’écris ça. ET JE NE SAIS PAS POURQUOI.
Si seulement j’arrivais à savoir, les larmes me libéreraient sûrement de quelque-chose. Mais là elles ne me libèrent de rien et sont juste une source de questionnement. Incompréhensible.
Incompréhensible comme j’ai souffert samedi.

Heureusement, le soir même il y a eu Fanny et Maly, notre dîner, nos fous-rire à danser comme des folles dans des boîtes nazes, les chocolats que je nous ai acheté. Puis, hier, les conversations sans fins et les débats enflammés avec elles. Puis le ciné loupé et le japonais pas très bon.

Mais, j’ai peur de retourner à l’institut mercredi. j’ai honte de moi.
C’est vraiment, au fond, à cause de la perte de maman que je pleurais comme une folle ?