Journal de fin de jeunesse

Contradictions

J’ai du mal à comprendre comment je fonctionne. Et surtout du mal à saisir comment je fonctionne face aux hommes.
(Là, au lieu d’écrire, je devrais être en train de réviser un long et fastidieux chapitre de cosmétologie sur les produits solaires.)
Quand je regarde à travers moi. Quand je m’auto-analyse, le plus souvent sous la douche, je reconnais que je suis bien, dans l’ensemble. J’ai mis du temps, mais je me sens beaucoup plus stable émotionnellement, je me sens un peu plus sereine face à l’avenir, je sens que je suis quelqu’un de pas si mal et surtout, je réalise que je suis plutôt costaud. Ce que je crois deviner, c’est que j’ai traversé des choses difficiles et traumatisantes, et qu’au final je m’en suis bien sortie.
Ce que je constate, aussi, c’est que je me suffit à moi-même, et que je n’ai pas besoin d’un homme pour l’instant. Je suis seule, mais pas malheureuse. Pas en détresse émotionnelle. Je ne cherche pas à tout prix à me mettre avec quelqu’un histoire de ne pas être seule. J’y arrive; à être seule. Et de voir comment j’ai avancé, seule, je m’en sens plutôt fière.

Et pourtant.

Pourtant je bascule dans les idées noires aussi rapidement que je dresse un bilan positif de ma vie:
Hier soir, sous la douche, j’en étais là de mes réflexions. Quand soudain je me suis mise à penser à maman. Je me suis mise à penser à ma rupture avec J. peu avant la mort de maman. Je me suis mise à penser à mes pleurs, ma détresse, tandis que maman ne dormait pas, dans la chambre d’à côté, rongée par la maladie. Elle m’entendait pleurer. Elle me disait : "çA me fait mal au ventre de t’entendre pleurer comme ça." Et, parce-que par pudeur et pour la préserver je ne voulais pas lui en parler, elle n’a jamais su à quel point j’étais malheureuse, à quel point je souffrais, à quel point cette rupture me dévastait. Et hier soir dans la douche, j’ai réalisé que les dernières semaines avec ma mère, je les avais passés dans les "non-dits", dans les secrets, dans la pudeur et donc finalement, dans la distance. J’ai pensé à tout ce que j’aurais pu lui dire, lui confier, et que par soucis de la préserver, j’ai tu. J’ai pensé à cette distance que j’ai mise entre ma mère et moi, alors que j’aurais pu profiter de ces derniers instants pour me rapprocher d’elle comme jamais. Pour lui dire tout de moi. Pour lui dire que oui, J. m’avait quitté, que oui, je souffrais le martyre, que oui, j’avais besoin d’elle. Mais je me suis tu. J’ai fais semblant d’aller bien dans l’idée que ça l’aiderai elle à aller bien… Mais hier soir, dans la douche, j’ai réalisé que c’était le contraire; savoir que j’allais mal l’aurait aidé à se battre pour moi (et donc pour elle), l’aurait aidé à sortir, ne serait-ce qu’un instant, de sa maladie. Hier j’ai réalisé ça et je me suis mise à souffrir. A pleurer. A penser : "C’est trop tard. Ces instants là sont irrécupérables. Perdus à jamais. Gâchés..."
J’ai pleuré, encore une fois de ces larmes stériles et arides, qui ne soulagent de rien et qui pèsent encore plus. Et ma détresse s’est élargit, très vite, à des tas d’autres choses; A mon deuil ravalé. Inexprimé. A ma douleur enfouie qui me bousille, très certainement, de l’intérieur. A ces années passées à vivre dans la dépression culpabilisante de mon père. Dans l’alcoolisme destructeur de mon frère. Dans l’indifférence de mes soeurs. A tout ça. Ce passé dégueulasse et cannibale. Et ce que j’en ai conclu, hier soir, c’est que tout ça m’a tellement bousillé que je n’arriverai plus jamais à être heureuse. Ni, surtout, à rencontrer quelqu’un pour construire quelque-chose. Ce que j’en ai conclu, c’est que c’est trop tard pour moi. Que je suis fichue. Que ça ne se voit pas, mais qu’au dedans je suis : fichue. Et que ça explique tout. çA explique mon incapacité à trouver un homme. Ma tendance à aller seulement vers des hommes indisponibles. cA explique mon manque de confiance en moi qui me paralyse et m’empêche de seulement imaginer que oui, moi aussi je peux plaire!
çA explique tous mes échecs sentimentaux et ma prostration dans le célibat.
Ce que j’ai conclu de tout ça, c’est que je serai désormais incapable de donner, et de recevoir quoi que ce soit. Et donc incapable d’aimer et d’être aimée. Je suis trop ravagée de l’intérieur pour mener une vie normale et aimante.
Et je me suis convaincue de tout ça. Parce-que c’est convainquant. çA colle. çA colle avec tout ce qu’est devenu ma vie : un trou de solitude ponctué par des entichements hystériques à des hommes qui ne voudront jamais de moi.

Voilà. Voilà comment je suis passée d’un bilan positif à une conclusion dramatique.

Bien sur, j’ai pensé au serveur. Dernier entichement hystérique en date.
Sonia m’a encore plus enfoncé dans mes certitudes ce matin quand elle m’a écrit : "Il est maqué donc ne pense plus à lui. tant pis. "
D’un côté, en théorie, je sais qu’elle a raison. De l’autre, j’aurais pu répliquer : "Angelina Jolie a eu Brad Pitt alors qu’il était maqué. Carla Bruni a eu Raphaël Enthoven alors qu’il était maqué. Et Amber Heard (ou qu’importe) a eu Johnny Depp alors qu’il était maqué!!!!!"

Je sais que je suis obsessionnelle. Je sais que je devrais laisser couler et voire ce qui va arriver avec lui. Ou pas. Je sais que tout me touche trop fort, trop profond. Que je n’arrive pas à en rire. Ni rien.
Mais mes certitudes à propos de moi et de mon intérieur bousillé m’effraient tellement que je m’accroche à tout ça comme un à sauvetage, une preuve que je me trompe sur moi et qu’en fait tout va bien ! Je me raccroche à des menus faits, comme le charme qu’un garçon me fait (car si si, il me charme, c’est clair), et j’en fais des défis qui me prouveraient que je vais bien, que rien n’est terminé, que moi aussi j’ai droit au bonheur et que moi aussi je peux être aimée.
Je pourrai m’en tenir là, mais comme je suis tordue et pleine de contradictions, je fais de ces petites anecdotes heureuses (finalement) des instruments de tortures, destinés à me prouver par a+b et d’une manière complètement tordue que je suis destinée à être malheureuse. Des instruments de torture qui vont dans mon sens : dans le sens que pour moi, tout est perdu.Tout est fini. Et je ne serai jamais heureuse. Et je ne plairai jamais. Ni rien.
Et ça me fait un mal de chien. Alors que rien n’est commencé. Rien n’est joué. Et que, pour l’instant, tout est dans ma tête.
Et c’est toujours comme ça. Et ma vie ressemble à une roulette russe. Je suis sous tension, perpétuellement.

Est-ce que c’est moi qui déforme ma réalité ? Est-ce qu’au fond tout va bien ? Et que toutes mes théories sur mon "bousillement" intérieur qui ne me donnera jamais droit au bonheur sont en fait un ramassis de conneries?
J’aimerai tellement.
J’aimerai tellement me tromper. Que la vie me prouve enfin que je me trompe. (Et alors je fais du serveur la preuve que je me trompe, et blablabla, et c’est un cercle vicieux...)