Journal de fin de jeunesse

Les yeux qui piquent

Mes yeux pleurent et piquent je n’en peux plus. Tous les mercredis c’est pareil : cours de maquillage, couches et recouches de fard sur les paupières, les cils, les muqueuses, les sourcils, les arcades et toutes les parties visibles (ou non cela dépend de qui me maquille...) de mon anatomie oculaire. Les poils des pinceaux en martre ou en chèvre qui irritent. Puis le soir, chez moi, le coton qui passe et repasse, qui s’acharne à tout effacer.
Et après, les yeux qui pleurent, rouges, rugueux, douloureux.

Mais ce soir, les yeux ne me piquent pas que pour ça. Je pensais à ma mère dans le train, en écoutant une chanson de Silvio Rodriguez : Mi unicornio azul.
ON me demande toujours pourquoi j’ai un petit M autour du cou. Toujours, je déteste ça et répugne à répondre.
"Mais c’est pour quelqu’un en particulier?" "C’est un ex c’est ça ?" "Ton prénom commence par un M ? Laisse-moi deviner!". Et puis plus récemment, Francesco "Ne me dit pas que c’est pour Maman quand même..."
Moi : "Si Francesco, c’est pour Maman"
Lui : "Ah mais tu es pire qu’un italien"
Moi : "Elle est morte, ça fait deux ans..."
Lui : "Oh......euh...... je suis désolé"
Moi : "Non tu ne l’es pas, je t’assure. Mais c’est pas grave tu sais, t’as pas à être désolé, c’est pas de ta faute."

Maman, ma maman. Dans le train j’ai bien senti que la douleur était là, tranchante comme un sabre. Un sabre en travers de mon système respiratoire. Encombrant, étouffant. Mais : impossible à vomir. Quand il essaye de sortir je le ravale. C’est pas exprès. Je n’y peux rien.
Je n’y peux rien si depuis deux ans, 5 mois et 2 jours je n’arrive pas à
pleurer, je n’arrive pas à hurler, je n’arrive pas a sortir ce sabre une bonne fois pour toute. Qu’il arrête de m’étouffer, dans ces (rares) rêves que je fais, où la douleur est telle qu’elle me réveille. Ces réveils où je suis en train d’étouffer de douleur, secoués de sanglots arides et baignée de larmes sèches. Ces réveils qui succèdent aux rares rêves ou j’arrive à l’exprimer cette douleur, cette horreur, ce drame. C’est si facile dans ces rêves, les larmes arrivent comme par magie, elles coulent, j’ai mal . Et c’est normal. NORMAL.
Mais le sabre, sournois, sur le point de sortir, se rétracte et, par de violents spasmes retourne dans mon larynx. S’y glisse comme un serpent.

çA me fait très peur ça, que je n’ai toujours pas réussi à pleurer ma maman comme il se doit. Suis anormale ? Un deuil, ça ne se passe pas comme ça. La douleur terrible, foudroyante, la prise de conscience que c’est fini, fini, ça je ne l’ai pas encore eu. Des larmes oui, comme hier dans la train ou en repensant à une chose particulière ou une photo. Des larmes qui coulent. Mais stériles, sans la vrai douleur. Celle que je continue d’héberger comme un hôte malveillant, qui attend le moment propice pour frapper. Mais quand  ? QUAND? ? Quand serais-je libéré de ce cauchemar. J’ai bien conscience que ça me pollue. Ce deuil encore intact, c’est un problème non réglé et même ma psy (que je vois demain) n’arrive pas à me le résoudre....
Je n’ai toujours pas fait mon deuil. J’ai peur, au fond je le sais, d’affronter, enfin, cette réalité. Mais étrangement c’est mon corps, qui tout seul, silencieusement, fait en sorte de me protéger de cette peine. C’est un système de défense inconscient. Pour ne pas sentir la douleur. C’est bien en soi, mais là ça devient problématique. Car je redoute le moment où la douleur sortira. Ou pire. je redoute qu’elle ne sorte jamais. Que je garde toute ma vie ça en moi. Et que je meure avec. Que je meure sans jamais avoir pleuré ma maman.
Suis-je un monstre ?
J’ai besoin d’aide. De plus d’aide que ça. Je le sens seule et perdue. Avec ce chagrin là, immense, qui s’accroche à moi. Qui refuse de se libérer. Comme si moi, je refusais de laisse ma mère partir............

Voilà, les larmes étranges qui reviennent, qui ne soulagent pas, qui signifient quoi ? ?

Maman ne part pas encore