Ne pas oublier 1
Bientôt, cela fera deux semaine que je suis revenue en France. Je n’ai pas encore digéré mon voyage. Je ne veux pas oublier. Quelque-chose a changé, ou du moins s’est confirmé; je ne suis pas faite pour la vie en ville. C’est une souffrance permanente. Les transports en commun, ou l’immersion dans l’échantillonnage de ce que la population urbaine a de plus vil, de plus sale, de plus odieux. Tous les jours, j’ai affaire à la lie de l’espèce humaine dans le métro ou le RER. Et rien que ça c’est violent et me donne envie de retourner illico dans la jungle où j’étais si apaisée. Mais pas seulement ça. Les gens inquiétants dans la rue, qui donnent l’impression de vous suivre. Les mecs irrespectueux à vomir. La dépression industrielle du paysage de banlieue nord. La solitude dans la multitude. Le manque d’égard. Les conducteurs puants le stress et l’impolitesse au volant de leurs saloperies de grosses caisses poluantes, qui forcent le passage car surement au lit ils bandent mou. La stupidité déplorable que je lis sur les visages croisées en bas des immeubles, chez ceux qui tiennent les murs. Leur étroitesse d’esprit, reflet de leurs aspirations limitées et aliénantes dans la vie. La surconsommation comme but ultime et image du bonheur et de la consécration. Et de l’autre côté, la bourgeoisie dédaigneuse aux relents consanguins. Et le clan bobo, hypocrite et bienpensant, dont la réussite sociale se mesure au nombre de pièces Sandro et Zadig & Voltaire savamment désordonnées dans l’appartement du Quai de Valmy payé par papa et maman. Saloperie. Je crois que c’est eux que je déteste le plus. C’est beau Paris. Oui je suis mal lunée et très très négative.
Je suis pleine de souvenirs d’un autre monde. D’une autre vie. D’une autre humanité. Tellement plus riche et tellement plus essentielle.
Je ne veux pas oublier. Ma peur c’est d’oublier, happée par les effluves putrides du Paris tel qui m’apparaît.
Au Costa Rica, il y a une espèce de fourmis, dont je ne connais pas le nom exact en français mais que je traduirais comme les fourmis coupeuses de feuilles. Toute la journée, elles parcourent une longue trajectoire en allées et venues entre leur nid et la jungle, où elles s’appliquent à couper de petits morceaux de plantes dont les propriétés nutritives leurs sont bien connues. Elles transportent ces petits morceaux sur leur dos pour ensuite les stocker selon des règles chimiques très précises dans les différentes chambres de leur terriers. Ainsi, selon la galerie dans laquelle le morceau de plante aura été déposé, il va fermenter et produire un certain type de champignon. Le résultat escompté dépend de la température, du niveau d’humidité et de la profondeur de la chambre. Les fourmis savent tout cela. Rien n’est fait au hasard et chaque chambre du terrier, reliée aux autres par une galerie complexe, a un rôle très précis à jouer dans ce à quoi les fourmis veulent destiner le morceau de plante en question, coupé et transporté de la jungle au nid. Certains morceaux alimentent une chambre qui fournira des champignons uniquement destinés à le Reine des fourmis. D’autres vont rejoindre une chambre où l’on produit de la nourriture uniquement pour les ouvrières… C’est délicieusement complexe et impressionnant. Et tous les jours là bas, à différents niveaux de différents sentiers, on voit passer une ligne mouvante et à dominante verte. Ce sont les fourmis qui traversent le chemin , à la queue leu leu, avec leur petite feuille sur le dos. La ligne des fourmis qui vont et celle de celles qui reviennent, dans un flot ininterrompu de fourmis affairées. Si bien que cela devient une habitude pour les yeux. Cette ligne verte et mouvante fait partie du paysage. Alors quand je me suis retrouvée à San José, la grande ville, en attendant de partir pour l’aéroport, un instant mes yeux ont cherché cette ligne de fourmis sur le trottoir. Comme ça, instinctivement, par habitude visuelle. Mais bien sur, j’ai vite réalisé que je n’en verrais plus. Pas ici. Pas dans la ville. Et cela m’a fait mal.
Puis dans un cri d’oiseau j’ai machinalement levé la tête cherché le perroquet flamboyant. Mais je n’ai vu qu’un moineau.
Ce matin, avant de m’enfoncer dans le métro, une fraction de seconde, mes yeux ont cru apercevoir la silhouette noire d’un singe araignée, dissimulé dans les branches d’un arbre. Mais non. Ce n’était qu’un sac plastique.
Un sac plastique bien sur…
(Il y avait une poubelle sinon, sous l’arbre.)